Leaving Instagram

Si je prends le temps d’écrire cet article, c’est avant tout pour arrêter d’ennuyer mes proches avec mes complaintes lyriques sur ce monde infernal symbolisé par Instagram ! Plus sérieusement, j’essaye depuis quelques années de comprendre la déception que j’éprouve pour une application qui avait de si belles promesses. Je ne regrette rien de mon utilisation, je ne peux pas nier à Instagram tous ses avantages. Mais, à l’image d’une belle histoire, sans nier les bons moments, il faut parfois savoir reconnaitre quand les choses ont changé et ne fonctionnent plus. Et prendre les décisions qui s’imposent.

Il y a six ans, j’ai changé de téléphone presque uniquement pour pouvoir installer Instagram. Il y avait une fascination envers cette application de partage, un émerveillement vis à vis des belles photos qui y étaient exposées. Et surtout, le succès de l’application ouvrait à tous, et pour la première fois, des portes extrêmement variées. Par exemple, pour un passionné de gastronomie comme moi, Instagram a permis comme personne avant de jeter un oeil curieux sur les restaurants ou hôtels que je ne connaissais que de nom. Grace à Internet, tout d’un coup, même sans avoir forcément les moyens de vivre l’expérience, on peut être alléché et émerveillé par les pâtisseries très abouties des palaces les plus exclusifs ou les assiettes des plus grands chefs du monde. Même les plus connus d’entre eux sont passés d’un travail pour un public restreint d’habitués à une audience mondiale. Dans un premier temps, évidemment, les gens ne consomment que visuellement. Mais personne ne nie aujourd’hui que ce média a définitivement modifié leur clientèle et leur manière de l’attirer dans leur établissement. 

L’enjeu financier derrière l’émerveillement est très vite apparu évident et sans surprise, Instagram est devenu un outil de communication incontournable. A ce stade, je me vois mal condamner quiconque a utilisé l’application comme vitrine de son activité. Cela ne me posait aucun problème puisque la promotion n’était pas incompatible avec le partage d’un contenu de qualité. Mon doigt accusateur pointe plutôt en direction de tous les opportunistes, attirés insatiablement par l’appât du gain. Parce que pour moi, à ce stade, ce sont ces gens qui sont arrivés sans autre but que « d’obtenir » qui ont détruit Instagram.
Dans les débuts, il y avait encore une grande naïveté mais les cyniques ont vite trouvé comment exploiter le système. Plus vous avez d’abonnés, plus votre audience est élevée, plus votre avis peut orienter de gens vers la consommation. Les marques qui souhaitaient de la publicité faisaient donc appel à des « gros comptes » pour maximiser l’impact de leur opération de communication et toucher le plus de monde possible. Assez logique me direz-vous ! Mais comment leur faire comprendre que le système n’est plus fiable si les gens achètent sans vergogne des abonnés pour feindre une célébrité 2.0, si ces fameux 20 000 clients potentiels sont en fait des robots en Thaïlande ou tout simplement si l’audience atteinte ne correspond pas au public à cibler. Aveuglés par cet unique critère de reaching, ils continuent de tout miser sur des gros comptes en croyant qu’ils vont reproduire un schéma pourtant tué avant même d’avoir fonctionné. Et ce qu’on néglige en étant obsédé par le chiffre, c’est le contenu. Petit à petit, les exigences en quantité et en qualité disparaissent. Les marques (ou les agences qui les représentent) supplient pour avoir du contenu. Et en face, l’ego ne cesse de gonfler et on en oublie de faire le minimum de décence humaine. Le contrat tacite (ou pas) est de plus en plus ridicule. Là où on demandait un article en échange d’un produit offert, il faut désormais envisager de payer grassement (en plus d’offrir le produit) pour ensuite espérer très fort apparaître dans une story. Car oui, on mise sur une story maintenant. Débourser autant d’argent pour espérer en échange un contenu éphémère qui ne laissera aucune trace 24h après, je ne comprends pas comment c’est même envisagé. L’appât du gain est palpable des deux cotés et tout le monde a sa responsabilité. Chacun utilise l’autre uniquement pour de l’argent et en ressort déçu dans la majorité des cas. Superbe expérience !
Malgré tout, c’est un système qui tourne toujours et personne ne semble décidé à le critiquer. Les passionnés sont toujours là et heureusement sinon je n’y verrais plus aucun intérêt. Mais est-ce-que ce sont ceux qui sont mis en avant ? Absolument pas. L’argent règne et il reste la principale préoccupation dans la relation entre les marques et les utilisateurs. Et alors quand Instagram s’en mêle c’est encore pire. 

Après son rachat par Facebook, l’application a subtilement changé mais les conséquences n’ont pas du tout été subtiles ! Exit l’affichage chronologique de toutes les publications des comptes que vous suiviez et place désormais à l’algorithme. Nombreux sont ceux qui ont essayé d’en percer le mystère. Tel un monstre à visage changeant, l’algorithme est impalpable, incompréhensible et en constante transformation. Ne perdez pas votre énergie à vouloir le dompter. Ce qu’on a compris grossièrement c’est que désormais Instagram ne présentera vos publications qu’à un échantillon de vos abonnés et, selon leur engagement (like, commentaires, etc …), vous serez plus ou moins mis en avant.
Rien qu’avec ça, Instagram a créé une tension inutile : il faut mériter d’être vu. Ce qui sous-entend que votre contenu doit avoir suffisamment d’impact pour pouvoir être transmis à vos abonnés. Il faut que le burger coule, que le fromage coule, que le chocolat coule. Et le tout en opulence, le plus fat possible. Si vous voulez réussir, il faut créer un choc dans le cerveau de votre spectateur. Le désir immédiat, la salivation, la jalousie, faites ce que vous voulez mais plus c’est voyant plus vous avez de chance pour le buzz de votre vie. Et tout l’algorithme est construit comme ça ! Plus vous êtes actif, plus vous allez attirer de gens à vous mais si vous vous absentez, vos publications en seront pénalisées. Et la création des comptes professionnels n’a permis qu’une chose : donner accès aux statistiques de vos publications et là c’est la consternation. Avec vos 20 000 abonnés, vous pensiez avoir une sacrée audience mais votre photo n’a été vue que par 4000 personnes. Pas de panique, Instagram vous propose une solution toute trouvée. Vous l’avez deviné, il suffit de payer. Payer pour être vu, par vos abonnés déjà …

Finalement, qui tire son épingle du jeu dans cette nouvelle configuration ? Qui sort gagnant de cette course au buzz ? Intéressez-vous aux comptes qui fonctionnent le plus. Si on retire les comptes des célébrités, dites-moi qui réussit à exister sur Instagram ? Les candidats de télé-réalité, les comptes de repost, les comptes fitness et, plus globalement, tous les comptes qui jouent sur un culte de la personnalité. Il n’y a aucune place pour la mesure, la réflexion ou la culture. C’est le réseau social du narcissisme assumé, où n’importe qui peut s’inventer une vie et des choses à dire. Quand ce n’est pas le règne du néant intellectuel, c’est la médiocrité qui domine. Parce que malgré ce que certains peuvent penser, tout être humain n’a pas quelque chose d’intéressant à dire chaque jour, chaque minute. Tout ne vaut pas la peine d’être raconté. Et en s’obligeant à poster pour exister, on se force à feindre une expérience ou une émotion. Comme s’il suffisait d’ouvrir la bouche pour avoir quelque chose à dire. Imaginez face à vous quelqu’un qui parle pour ne rien dire, pour éviter le silence, pour se faire remarquer, qui ne parle que de lui, qui profite de votre écoute pour vous raconter des choses insignifiantes. Est-ce que vous lui consacrez un temps important de votre vie ?

Si vous regardez avec attention les comptes que vous suivez, combien ont un contenu inédit, riche pour vous ? Et parmi les publications de ces comptes, combien sont des contenus prétextes pour faire de la publicité rémunérée ? Si un compte se rapproche plus d’une vitrine publicitaire, il n’a plus rien d’authentique. Plutôt que de puiser dans sa vie ou dans son environnement des choses à partager, on va chercher à insérer des produits (pour de l’argent) dans des contextes qui imitent un réel. Ce que vous affichez est donc par nature artificiel, fabriqué dans le but de vous faire de l’argent. Tout l’objectif est d’attirer d’autres demandes de sponsorisation.
Dans la course au succès, en cherchant à tout prix à faire ce qui marche, on ne fait plus ce qui nous correspond. Et les profils finissent par tous se ressembler. Les gens testent les mêmes produits, les mêmes recettes, vont dans les mêmes restaurants, voyagent aux mêmes endroits. Il n’y a aucune vérité, aucune authenticité. On retrouve des mises en scènes identiques, reproduites à l’infini. Si rares sont ceux qui créent par conviction, par passion, avec talent. Alors que ce qui rend quelqu’un unique et attirant, c’est justement ce qui sort de l’ordinaire.

De toute façon, avec cette explosion de publications, les gens n’ont plus le temps de s’attarder sur quoi que ce soit. Certains ne cliquent plus sur les liens, ne lisent plus les descriptions sous les photos. D’autres n’ont plus le temps de regarder les stories ou même le fil des publications. Ce qui exacerbe encore davantage l’importance de créer un impact visuel plutôt que langagier.
De nombreux comptes s’en sortent très bien sans légender les photos. Les onomatopées que l’on déclenche chez nos abonnés suffisent à s’assurer un succès confortable. C’est à dire qu’aujourd’hui, on ne communique plus qu’avec des images, on ne se parle plus. On n’éveille que les zones cérébrales réflexes (beauté, appétit, peur, …). On ne fait pas appel à la curiosité, au rêve, à l’envie de découvrir, … On espère une réaction animale, impulsive qui n’a que l’objectif de vous faire liker puis oublier. Il n’y a pas d’empreinte réelle, les contenus défilent. Oh c’est beau, c’est mignon, c’est beau, ça a l’air trop bon, c’est joli. Et on quitte l’application. 

Pour finir, est-ce qu’aujourd’hui Instagram est encore un réseau social ? Pour moi, il s’est dévoyé en encourageant des relations verticales plutôt qu’horizontales. Je m’explique. Le partage, dans son sens premier est un phénomène d’échange, de communication. Vous créez un cercle autour d’un intérêt commun et chacun est à égalité avec l’autre. Aujourd’hui, on dit partager alors que diffuser me semble plus approprié. L’émetteur de contenu n’attend rien de vous si ce n’est une validation par un like ou autre. Le spectateur est inférieur et se nourrit de ce que lui donne l’émetteur. Ce n’est donc plus un partage mais une diffusion de contenu, unidirectionnelle, dans laquelle l’échange n’a pas sa place. En fait, on est passés de la définition du partage à celle de la publicité. 

Alors voilà, c’est mon constat. Il sera peut-être partagé par certains, également déçus de ce que cette application est devenue. Maintenant, le vrai courage c’est de changer les choses, chacun à son échelle. En temps que « spectateur » (ou consommateur) d’Instagram, posez-vous la question. Qu’est-ce que je viens chercher en ouvrant l’application ? Du divertissement ? De l’émerveillement devant le talent d’artistes ? Des anecdotes de personnalités publiques ? Des échanges autour d’une de mes passions ? Des photos d’abdos ou du bébé d’un couple de télé-réalité ? Et surtout, soyez plus exigeants envers vous-mêmes. On se laisse tous attirer dans certains pièges mais est-ce que vous avez encore envie d’encourager ce type de profils ? Et si oui, pour quelle raison ? N’oubliez jamais que vous avez tout le pouvoir. Sans abonnés, certains n’auraient pas la vie qu’ils mènent. Ils n’ont rien d’autre à présenter, aucun métier, aucun talent particulier ou de message à véhiculer. 

Je m’adresse maintenant aux « créateurs de contenus » et c’est finalement la même question qui se pose. Qu’est-ce que vous venez chercher sur Instagram ? Est-ce que vous avez un talent particulier, un artisanat à défendre ? Est-ce que vous avez une passion que vous avez plaisir à transmettre ? Est-ce que vous avez sincèrement quelque chose à dire ? Est-ce que vous êtes prêts à échanger, créer des relations avec les gens ? Est-ce que vous êtes prêts à refuser de l’argent pour des partenariats qui ne vous correspondent pas ? 

Je pense sincèrement qu’il est temps d’avoir le courage de se poser ces questions, de regarder en face les aberrations de nos pratiques et de prendre du recul. Il est important de reprendre le contrôle de la situation. Je crois sincèrement que l’être humain est plus intelligent que ce qui est en train de se passer. Faites-moi plaisir, montrez-moi que je n’ai pas tort !